vendredi 22 août 2008

Archives de la Sécuritate(2)- J’ai failli être fille d’indic’ et je ne le savais pas…


Ca y est, me voici dans la salle d’étude des archives avec trois dossiers devant moi, ils portent mon nom et celui de mes parents. Le premier dossier remonte à 1955. Il s’ouvre sur un « rapport sur la manière dont s’est déroulée la discussion avec l’architecte Visdei en vue de son recrutement comme informateur non qualifié ». 28 février. J’avais sept mois, mon père trente-quatre ans, il était architecte et petit chef dans une institution UCECOM, union centrale des coopératives artisanales. Comment l’idée de l’enrôler était-elle venue aux « garçons aux yeux bleus » ? Mon papa,( qui, malgré son charme indiscutable, restait, même dans ses vieux jours, du genre « poussez-vous tous, j’arrive » alors imaginez quand il était jeune chien fou !) s’engueulait régulièrement avec son chef, monsieur N., ingénieur et chef plein. La Sécuritate voulant mettre en scène un procès politique à l’ingénieur N. en l’accusant de dilapider le bien de l’état etc, avait pensé que la rivalité professionnelle, la frustration, les dissensions allaient pousser mon papa à « collaborer ». Des mois avant de le convoquer, on tissa la toile : presque tous les collègues de travail déposèrent par écrit leurs observations aux services secrets. Pour l’un mon père « n’avait pas de niveau politique », pour l’autre il « conteste sans arrêt les décisions de ses supérieurs » , « ne participe pas aux réunions », « nerveux et individualiste » pour tous. Jetez en encore : « bien qu’il aime son épouse, il est un peu don juan ». Et cela continue : « élément violent, don juanesque qui aurait aimé une carrière militaire qui lui fut interdite par son père », père sur lequel on faisait aussitôt une enquête pour apprendre qu’il avait été maire de la ville de Preasna avant guerre, qu’il possédait des terres arables, trois groupements ( ?) de maisons, 5 chevaux, 2 bœufs, 100 moutons, une auberge et j’en passe, le tout confisqué en 1947, n’en parlons plus. Dans ce paysage avec délateurs, y avait évidemment aussi la bonne âme, une collègue qui attribuait la nervosité de mon père au désir de bien faire et aux lourdes responsabilités d’un immense chantier qui pesait sur les épaules de mon paternel. Le pire et le meilleur. Conclusion du sergent recruteur après toutes ces dépositions : « élément attiré par notre régime, raison pour laquelle on utilisera la méthode de la persuasion ». Oufff on a échappé au pire, j’imagine les autres méthodes…
Mon papa se présente donc dans les locaux « aux yeux bleu uniforme » des « organes compétents », j’imagine ses chocottes. Au bout de deux heures, le recruteur conclut son procès verbal ainsi : « On a constaté que l’élément, bienveillant et vif ( ?) d’esprit a des états nerveux dus à un problème thyroïdien, suite à ces observations, on n’a pas passé à son recrutement et on lui a dit qu’il a été appelé pour parler de la situation générale de son entreprise. » Cependant, dans le dossier : une attestation personnelle de mon père, manuscrite, précisant que s’il divulguait ce qui s’était dit pendant le réunion il allait « être considéré comme traître et puni comme le prévoient pour ce crime les lois de la République Populaire de Roumanie »… N’ayant jamais entendu parler de cet épisode, j’ai téléphoné aussitôt à ma mère en Suisse. Elle non plus n’était pas au courant de la carrière d’indicateur que mon père avait fait avorter en s’imaginant une tyroïde délirante. Mais ouf, dans la suite et fin du dossier, les mouchards rapportaient que les relations tendues entre l’ingénieur N. et son subordonné Visdei étaient « de façon inexplicable, devenues cordiales. » Un seul petit tour à la Sécuritate et voilà qu’on se met à aimer son semblable ! Qui promettait un monde où le loup allait voisiner paisiblement avec la mouton ? il s’agissait bien du lupus, celui du homo hominis…
J’ai regretté que mon père n’ait pu accéder à ses souvenirs de son passé. Mais j’ai essayé de l’y faire participer. Malgré les 35° Celsius de ce lundi bucarestois d’août, je portais la même longue robe noire que lors de son enterrement, en août également.

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